A l’occasion de la sortie du 23 ème Opus de Largo Winch « La Frontière de la nuit », nous avons le privilège de rencontrer Philippe Francq pour une interview exclusive.
Dessinateur réaliste, pourquoi ce choix ?
Je vis mon adolescence à Bruxelles, je suis totalement fan de BD, et influencé particulièrement par les œuvres de Franquin (Spirou et Fantasio) qui a le talent de marier des personnages caricaturaux avec une réalité de dessin de mouvements d’une finesse inouïe. Franquin traduit l’essentiel d’un personnage ou d’un objet, son coup de crayon est stupéfiant. Hermann m’impressionne également (Bernard Prince, Comanche, Jeremiah), il anime ses histoires dans un style plus réaliste. Hergé me subjugue bien évidemment aussi. Tous trois sont mes mentors. Je finis mes études à St-Luc en BD, mon avenir est tout tracé, je serai dessinateur et je m’applique de mon mieux à copier leurs techniques, avant de trouver mon style.
Etre associé à un seul héros depuis plus de 30 ans, avantage ou inconvénient ?
Je ne le vis pas comme un inconvénient, même si certains pourraient trouver cela très ennuyant. J’ai la chance de travailler sur une série dont le héros me permet d’explorer à chaque nouvelle histoire un nouvel univers. Avec Largo, aucun thème n’est récurrent, Il n’y a donc aucune habitude qui s’installe. Les albums sont très différents les uns des autres et très variés. Je n’ai pas le temps de m’ennuyer.
Largo se modernise, se met à la page. Il s’intéresse aux nouvelles technologies : la biotech, les satellites, la télécommunication, les réseaux sociaux … Il colle nettement plus à l’actualité.
Il est loin d’être rétrograde, même si, au tournant des années 2000, on pouvait avoir l’impression qu’il était resté bloqué au 20 ème siècle. C’est vrai que les intrigues reçoivent un petit coup de modernité ces temps-ci. C’était nécessaire.
Largo a fait le tour du monde à de nombreuses reprises. Dans ce prochain album, il découvre l’espace. En pleine période de vols suborbitaux touristiques, parfois décriés, il s’envole dans l’immensité infinie qui devient son nouveau terrain de jeu. Ne craignez-vous pas de donner une impression de récupération de cette actualité ?
D’abord, dans cette nouvelle aventure, Largo est invité, et la navette en question ne lui appartient pas. Ensuite, cette série est une série contemporaine, donc le reet précis de ce qui se passe dans le monde qui vous entoure au moment où vous lisez l’album lors de sa sortie. L’espace, j’y pensais depuis longtemps et ce sujet me tenait très à cœur. Alors, il y a quatre ans, quand on s’est lancé dans l’écriture de cette histoire, le temps de terminer l’intrigue en cours, je savais que des vols suborbitaux allaient devenir une réalité, mais j’ignorais évidemment que l’album sortirait l’année où tout le monde déciderait de se lancer dans cette course aux étoiles. Ce n’est pas de la récupération, ni de l’opportunisme si la concrétisation des vols spatiaux tombent cette année, c’est qu’on est bien dans l’air du temps.
C’est un fameux défi que de réaliser une histoire qui se déroule dans un univers partiellement inconnu. De là, l’aide précieuse prodiguée par Jean-François Clervois (ingénieur spationaute, vétéran de 3 missions spatiales de la Nasa). Quel a été son apport ?
Chaque nouveau sujet que j’aborde m’est toujours inconnu. Comme tout le monde j’ai évidemment vu des lms de science-ction, Interstellar ou Gravity. En dessin, c’est une autre paire de manches. Il faut que je parvienne graphiquement à rendre ce domaine crédible, sur papier, sans mouvement et sans musique et le mieux possible pour plonger mon lecteur dans la ction. Jean-François Clervois, que je connais depuis une bonne dizaine d’années, m’a donné un bouquin sur les vols suborbitaux pour me familiariser avec les contraintes de ces vols. Il fût présent tout au long de l’élaboration de l’album, très attentif et d’une aide précieuse jusque dans les moindres détails.
Dans « La Frontière de la Nuit », Largo arbore, brodé sur sa combinaison, un écusson particulier. Vous pouvez m’en dire plus ?
Je remarque que tous les astronautes sont bardés d’écussons sur la poitrine et sur les épaules. Jean-François Clervois m’avait envoyé quelques photos de sa combinaison personnelle. La navette de Jarod s’appelle « Astéria «. Une Titanide de la mythologie grecque, déesse des nuits étoilées. Pour l’écusson, j’imagine donc l’image de cette divinité grecque avec des cheveux comme une nuit noire constellée d’étoiles. Je la dessine en position fœtale, faisant ainsi écho à la position de Largo sur la couverture de l’album. Pour l’anecdote, les Editions Dupuis ont fait confectionner quelques exemplaires de cet écusson.
Dessiner l’espace, l’apesanteur, les mouvements des personnages dans de telles situations, c’est un exercice plutôt délicat, pénible et compliqué dans la recherche et la concrétisation de certains détails, ou cela procure-t-il une joie immense que de les réaliser et de surprendre le lecteur ?
C’est beaucoup plus simple qu’au cinéma. Mes personnages ne sont pas suspendus à un fil et soumis à la pesanteur terrestre.
Je ne suis pas non plus tenu par les règles de la logique classique. Il n’y a plus de haut, ni de bas. C’est assez jouissif que de pouvoir dessiner ses personnages dans n’importe quelle position. Ca donne lieu à des images que je n’ai jamais eu l’occasion de dessiner.
La grande majorité de votre lectorat possède un niveau intellectuel ou social plus élevé que la moyenne (pas tous, je précise, étant moi-même fan de la série …).
Faut-il obligatoirement être branché « finance » pour apprécier les aventures de cet orphelin milliardaire ?
Non pas du tout (rires). Je suis bien conscient que la finance est un sujet rébarbatif pour beaucoup, les chiffres ne passionnant pas la majorité des humains sur cette planète. Quand on traite d’économie dans une histoire, on essaye de vulgariser le sujet pour le rendre simple et compréhensible pour le plus grand nombre. Mais en général, Largo, c’est de l’aventure pure avec une petite sous-couche économique qui n’a pas d’importance primordiale dans l’intrigue. Dans ce prochain diptyque, nous serons replongés dans l’aventure avec un grand A. Mais une petite explication des intérêts économiques liés à l’espace s’imposait. Le monde change, l’économie évolue, une évolution intéressante qui enrichit les aventures de Largo.
LARGO, C’EST DE L’AVENTURE PURE AVEC UNE PETITE SOUS-COUCHE ÉCONOMIQUE
Quelques anciens personnages ressortent du placard à l’occasion de la sortie de « La Frontière de la Nuit » ?
Domenica Leone, délaissée le temps de 2 albums, revient. Silky aussi. J’utilise ceux qui se justifient dans une histoire. Je ne peux pas trouver de rôles pour tous les anciens personnages de façon systématique.
Que préférez-vous dessiner comme personnages, les femmes ou les hommes, les gentils ou les méchants ?
Les méchants sont très intéressants. Les acteurs aussi, préfèrent interpréter les méchants, ça leur permet de se plonger dans un rôle qui leur est tellement différent et étranger. Je n’apprécie pas trop le méchant caricatural, ce n’est plus de mise aujourd’hui. Ca marchait bien dans les anciens James Bond des années 60. J’essaie de mettre en scène des méchants attachants, plus complexes.
James Bond, Bob Morane, le prince Malko, OSS 117, … Largo vit dans un monde beaucoup moins virtuel, sans gadget. Peut- on trouver certaines similitudes entre Largo et ces autres héros ?
Largo a très peu de choses en commun avec eux, à part la diversité des lieux. Largo n’a pas le côté caricatural des héros que vous me citez. Il a de nombreuses failles. Largo est un personnage psychologiquement plus complexe et certainement plus proches des gens.
Toujours à la recherche de la perfection, Philippe Francq est-il comblé par ce nouvel album ?
La perfection n’existe pas. J’essaye de tendre vers une efficacité optimale, ce n’est pas la même chose. C’est quand on nit l’album qu’on se rend compte souvent de ses erreurs. Je suis content sur le moment, quand je termine une page, mais cette sensation est immédiatement balayée par la suivante. Lorsque ces planches sortent de mon atelier pour être imprimées et pour se retrouver dans les mains des lecteurs, je suis déjà préoccupé par l’histoire suivante. Entre le scénariste, le dessinateur et les lecteurs, il y a toujours un décalage de plusieurs albums. Aujourd’hui, au moment où nous parlons, je travaille déjà sur la 9 ème planche du « Centile d’Or », la suite !
JE SAVAIS QUE DES VOLS SUBORBITAUX ALLAIENT DEVENIR UNE RÉALITÉ.
Dessinateur, c’est le plus beau métier du monde ?
Il y a des métiers où on est confrontés à des réalités dures, terre à terre, impitoyables et cruelles. Personnellement, j’ai la chance de vivre toute l’année dans un monde de fiction. Même si je vis sur cette planète, dans mon atelier, entouré de personnages fictifs qui n’existent pas, je baigne dans un monde fascinant. J’avoue que c’est le plus beau métier du monde. Quand je suis en séance de dédicaces, je ne rencontre que des gens heureux. Je leur offre du rêve, c’est précieux, particulièrement en ces temps moroses.
Philippe Francq parvient-il encore à se surprendre ?
Chaque nouvelle histoire m’amène à vivre des aventures formidables. Comme ce vol en apesanteur avec Jean-François Clervois qui fût une première. Oui, je suis heureusement encore surpris par la vie et ce qu’elle réserve.
Interview : Damien Chaballe | Photos : Editions Dupuis