VENISE
Entre montée des eaux et tourisme de masse

Venise se dépeuple alors que le tourisme explose. Combien de visiteurs par an ? Les chiffres varient entre vingt et trente millions. Une charge matérielle et logistique que la Sérénissime a de plus en plus de mal à assumer. Sans parler des navires de croisière géants qui sont une menace permanente pour la cité lacustre bâtie sur pilotis et vieille de près de dix siècles. Venise va-t-elle mourir victime de son succès?

Le tourisme dit pendulaire (visiteurs d’un jour) est devenu le fléau le plus dangereux pour la pérennité de Venise, victime de son formidable pouvoir d’attraction.

M.O.S.E UN PROJET INÉDIT, COLOSSAL, RÉVOLUTIONNAIRE

Venise est concernée par la montée des eaux depuis son origine mais la somptueuse ville italienne est aujourd’hui menacée car sa lagune s’enfonce irrémédiablement dans la mer. Des propos alarmistes courent sur la sérénissime, focus sur cette merveille du monde qui fait tout pour se sauver.

Le réchauffement climatique, couplé à l’affaissement des sols, rend le phénomène de submersion inéluctable. Réaliste mais pas fataliste, Venise combat la montée des eaux à grands coups de milliards. La ville a engagé un chantier titanesque baptisé MOSE, pour Moïse en italien. La facture finale est salée : elle est estimée à 5,5 milliards d’euros. Mais ce projet a permis d’ériger un système de 79 énormes digues mobiles avec commande à distance, pour contrôler les masses d’eau qui empruntent les trois entrées maritimes de la lagune vénitienne.

Le dispositif a été conçu pour mettre Venise à l’abri de la noyade pour les cent prochaines années. Ce jeu de barrières sans précédent peut être actionné en 30 minutes, un laps de temps suffisamment court pour empêcher une inondation, assurent ses concepteurs. Même en tenant compte d’un relèvement du niveau de l’Adriatique de 60 centimètres en un siècle dans l’hypothèse la plus pessimiste.

Le centre-ville est au bord de l’asphyxie, et rien ne semble pouvoir enrayer la fuite des habitants, qui se poursuit au rythme d’un millier de départs par an. Le sujet est devenu si crucial que l’Unesco a même menacé d’inscrire la ville sur la liste du « patrimoine en péril », au côté d’Alep ou de Palmyre. Luigi Brugnaro, maire de Venise et second maire le plus apprécié en Italie, est parvenu à éloigner la menace par quelques déclarations d’intention, mais le problème reste entier. Car le tourisme, qui menace d’étouffer la cité, est également ce qui la fait vivre.

La physionomie du tourisme vénitien s’est profondément modifiée en dix ans. Le flot de visiteurs n’est plus seulement européen mais provient de cinq continents. Selon des projections à moyen terme, Venise accueillera 20 à 30 millions de Chinois d’ici 2030, tout dépend des ouvertures de lignes aériennes à Pékin, Shanghai et Hong Kong. Cette année encore, des flopées de touristes en provenance des Émirats, de Doha, du Qatar, de Dubaï déferleront à l’aéroport international Marco Polo. Jamais l’attractivité de la cité lacustre n’a été aussi sensible, surtout à la belle saison.

Mais le principal danger vient de la mer, ainsi ces navires de croisière géants qui descendent le canal de la Giudecca au risque de se renverser comme ce fut le cas pour le Costa Concordia, qui donnent des sueurs froides aux habitants mais qui assurent 5 000 emplois à la ville… Ces monstres flottants, hauts comme des immeubles, traversaient les eaux vénitiennes trois à cinq fois quotidiennement en détériorant des fonds marins déjà affectés par l’acqua alta, ces marées ponctuelles qui envahissent la place Saint-Marc et les quartiers (sestiers) du centre plusieurs fois par an –jusqu’à quarante fois certains hivers. Venise se bat depuis des siècles contre les eaux vertes qui ont fait sa gloire. Songez
qu’un paquebot de 140.000 tonnes à dix ponts fait trembler les fondations de la basilique Saint-Marc, consacrée en 1094 comme le chef-d’œuvre de la cité des Doges. Les habitants des palazzi et immeubles alentours ressentent des vibrations causées aussi par le va-et-vient et les bonds des vaporetti, taxis et autres yachts de croisière tout aussi dangereux.
A l’heure où nous bouclons ce dix septième numéro, ce dimanche 2 juin; le navire de croisière MSC Opéra hors de contrôle a suscité la panique en heurtant un quai puis un bateau touristique, 5 blessés sans gravité heureusement… Vive le lent balancement des gondoles si chères aux Asiatiques lestés d’ombrelles et d’appareils photos !

Et que dire de la Douane de Mer, les anciens entrepôts de sel que François Pinault et l’architecte japonais Tadao Ando ont transformé en un remarquable musée d’art moderne: il est le premier visé si l’un de ces monstres marins en vient, par une avarie quelconque, à se coucher sur les eaux vertes, en lisière de la basilique de la Salute, autre chef-d’œuvre sublime.

Chaque année, près de 2 millions de voyageurs sont déposés par les grandi navi. Mais fort heureusement, l’Italie a adopté un plan de développement de la lagune pour soutenir le lucratif tourisme de croisière sans plus les laisser s’approcher de la place Saint Marc.
Ils quittent le canal pour aller accoster au coûteux terminal prévu pour eux au bord de la cité des Doges. Ils entreront désormais dans la lagune plus au sud, par la voie actuellement empruntée par les portes-conteneurs et les pétroliers. Les plus gros s’arrêteront de l’autre côté de la lagune, à Marghera, une zone industrielle en face de Venise avec un terminal passagers .

Les navires arrivant à Venise génèrent chaque année des retombées économiques de 436 millions d’euros en Italie, dont 283 millions d’euros dépensés à Venise et dans les environs selon la CLIA (association internationale des compagnies de croisières).

L’ACQUA ALTA

L’Acqua Alta est un phénomène périodique qui se produit lorsque le niveau de la mer Adriatique monte d’un cran. Lorsque ce phénomène a lieu, Venise se retrouve plus ou moins inondée. On considère que l’Acqua Alta est déclenchée lorsque la marée dépasse de 90 centimètres le niveau habituel.
Ce phénomène remonte à des temps immémoriaux. Les premiers documents qui font état de ce phénomène datent du VIe siècle. À partir de la fin du XIXe siècle, des données ont été recueillies pour pouvoir les étudier d’un point de vue statistique.
En recueillant les données des années précédentes, on peut observer que la marée monte presque cent fois par an, un chiffre en constante augmentation. Le phénomène est particulièrement fréquent en hiver et au printemps.
Les plus grandes inondations jamais enregistrées ont eu lieu en 1966, lorsque le niveau de l’eau est monté d’1,94 mètres. En décembre 2008, l’eau a atteint 1,56 mètres de haut, un chiffre plutôt alarmant. Lorsque le niveau de la mer commence à augmenter, les sirènes donnent l’alerte et les autorités vénitiennes mettent en place des passerelles surélevées dans les principales zones de passage pour que les piétons puissent circuler. Ces jours-ci, les habitants de Venise n’oublient pas de mettre leurs bottes de pluie. Les premières zones inondées à Venise sont la Place Saint-Marc et ses rues aux alentours, puisqu’il s’agit de la zone la plus basse de Venise. Au Danieli, il faut cinq heures pour sécher le marbre.

LES VISITEURS PROVIENNENT DES CINQ CONTINENTS

Les hordes de marcheurs en short, sandales et sac à dos, des alpinistes en terrain plat, entrent le matin dans la cité et s’en vont le soir. C’est l’invasion pendulaire, qui pollue la place Saint-Marc, le quartier de la Merceria et du Rialto où les poubelles débordent, et certains visiteurs se rafraîchissent en plongeant dans les eaux vertes du Grand Canal, bonjour les maladies digestives!
Des bagarres entre voyous ont parfois lieu devant la basilique, où les carabinieri en uniforme sont employés à traquer les vendeurs de faux sacs Vuitton, Chanel ou Dior, un trafic qui va croissant en plus des vols et des pickpockets.
On entend ici et là que Venise serait un nouveau Disneyland mais gratuit. Le cœur du problème est là: les visiteurs d’un jour exploitent sans vergogne les charmes intemporels de Venise, se bornant aux quartiers proches de Saint-Marc.

La Venise des touristes comprend le Florian, le Quadri, Torcello, le Harry’s Bar (hors de prix), Murano (pour la verrerie), Burano (pour la dentelle), les pigeons (bannis), les ouvrages de perles, le vaporetto à huit euros le trajet. Venise est un accordéon de cartes postales d’elle-même. On pourrait ajouter 400 gondoles noires, «un divertissement pour crétins», disait Paul Morand: 80 euros la demi-heure et négligent le Dorsoduro, le ghetto, la paisible île de la Giudecca, Santa Croce et le port, la Punta della Dogana où le Breton François Pinault a construit son deuxième musée d’art contemporain, après celui du Palazzo Grassi. Tous ces sestiers ont conservé le charme et le dépaysement de la cité lacustre.

VENISE COMME UN TOURISTE

Nous devons vous avouer que nous avons parfaitement joué le jeu, à l’exception de la gondole !

AU CAFFÈ FLORIAN
Parce que c’est le plus ancien café-bar de la place St Marc et qu’il faut goûter au moins une fois au bonheur délicieux de siroter un caffe latte au petit matin silencieux et un Spritz à la tombée de la nuit embellie par les violons de l’orchestre. Considéré comme le plus ancien café d’Europe il faut être patient mais les spécialités traditionnelles réinterprétées selon le style Florian en valent très largement la peine. Le fameux chocolat chaud, un chocolat pur dans la tradition et autres tiramisu ou tarte aux pommes. Un voyage savoureux entre histoire et légende…

AU HARRY’S BAR

Pour le Bellini à la pêche douce. Mais aussi le décor inchangé, le verre dépoli, les habitués… la légende est toujours en marche. Le lieu, un incontournable.Vous trouverez de nombreux Harry’s Bar dans le monde, mais celui de Venise, fondé par Giuseppe Cipriani, est bien l’authentique modèle du genre. Depuis son ouverture, en 1931, c’est la brasserie chic incontournable de la ville. Préparations bien tournées de la mémoire vénitienne, réservation obligatoire pour le dîner très couru. Le rez-de- chaussée pour les têtes connues comme chez Lipp. Les Vénitiens ne montent jamais à l’étage.

AU DANIELI
Face au Grand Canal, cet ensemble de trois palais historiques (dont l’un date du XIVe siècle) reliés par des ponts suspendus est l’un des must intemporels de la ville. Lustres en verre de Murano, colonnes de marbres, plafonds vertigineux et mobilier d’époque nous ramènent vers le passé riche et puissant de la Cité des Doges. Toutes les chambres ne donnent pas sur le Grand Canal et l’île de San Giorgio, mais qu’on se rassure : on peut aussi savourer cette vue en s’attablant sur le toit-terrasse de l’hôtel.
Et aussi à Murano et Burano, dans le Ghetto le plus ancien ghetto du monde, au Marché aux poissons du Rialto

La vérité est que le tourisme mondial reste le poumon financier de Venise. Le tourisme fait vivre 30.000 personnes et rapporte à la municipalité deux milliards d’euros par an: 65% de la population survit grâce aux millions de touristes dont six de Français, piliers du Carnaval de février, déguisements et costumes de folie. Il y a 400 hôtels sur la lagune et 250 restaurants de toutes catégories. Menu de base à 19 euros, poissons surgelés en devanture.

VENISE COMME UN VENITIEN

Insolite, mystérieuse ou festive, Venise dévoile à ceux qui osent s’aventurer au-delà des sentiers touristiques, un patrimoine artistique et gastronomique infini, une créativité sans cesse renouvelée. Voici quelques adresses immanquables.

PRONTO PESCE PRONTO, PESCHERI
Situé en face du marché du Rialto, ce bar à poisson est un des lieux les plus fréquentables de la ville, de préférence avant midi. Sur des tabourets, on goûte avec bonheur les Crudi (sashimis de poisson) et autres cicchetti très marins et ultra frais.
Rialto 319

CANTINA GIÀ SCHIAVI
Amateurs de sièges moelleux, passez votre chemin. Chez Schiavi, on reste debout, au comptoir ou dehors, le long du canal. Artistes, retraités, touristes, tout le monde se mélange dans l’ambiance de ce bar à vins familial. Ne pas manquer les tapas locales aux parfums d’anchois/oignon doux,hareng fumé/poivre vert ou thon fumé/tarassaco. Mieux vaut se presser pour attraper les derniers…
Dorsoduro 992

OSTERIA ANICE STELLATO
Depuis que ce petit coin du quartier de Cannaregio a retrouvé sa place dans la cartographie des sorties vénitiennes, l’Osteria Anice Stellato ne désemplit plus. Boostée par les recommandations des meilleurs guides, elle attire les amateurs de poisson à la recherche d’une cuisine typique. Pour les spaghetti aux vongole ou à l’encre de seiche, c’est par ici…
Cannaregio 3272

GALANI ET FRITTELLE

Beignets vénitiens nature à la crème, aux pommes ou au sabayon emblématiques du carnaval, Paris- Brest à la crème pralinée (la meilleure de Venise), meringues fondantes, meringata à la crème… Cette excellente pâtisserie familiale est un haut lieu de la gourmandise très fréquentée par les Vénitiens. Et par les connaisseurs de passage à la Cité des Doges.
Dorsoduro 3764

ANTICA DROGHERIA MASCARI
La plus ancienne épicerie de Venise, référence absolue pour les passionnés de cuisine et pour les amateurs de produits rares. Parmi les étalages, vous trouverez les meilleurs produits italiens. Une incroyable variété de thés, de miels, d’épices, de vins (600 références) et spiritueux tout comme les huiles d’olive précieuses de toutes les régions d’Italie, le vinaigre balsamique de Modène ou le nougat du Piémont.
San Polo 381

Parce que à Venise, il n’y a pas que les gondoles hors de prix et le Carnaval. Nous espérons vous avoir donné l’envie d’aller rendre visite à la Sérénissime …

Texte : Isabelle LEJEUNE | Photos : Jean BOURSEAU